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UN CLIN D'OEIL SUR LE MONDE
Trump contre l'Europe
Emile H. Malet
Dans une interview aux journaux britannique (The Times) et allemand (Bild), le président Donald Trump a dit tout haut ce qu’il pense de l’Europe. Il en ressort que le
nouvel entrant à la Maison Blanche critique vertement l’ensemble de la politique européenne, l’OTAN et n’hésite pas à épingler nommément les pays européens – sauf la France. Mais, concernant notre
pays, c’est tout simplement pour l’ignorer, par mépris pour « une France qui n’est plus la France ».
A propos des questions de sécurité et de défense, l’OTAN est considérée comme « obsolète » et la politique européenne de sécurité incapable de juguler le terrorisme. Donc inefficace et inopérante.
Autrement dit, les relations transatlantiques vont souffrir durement de l’ostracisme américain, car rappelle l’expert François Heisbourg, « l’Europe doit se préparer au pire plutôt qu’espérer le
meilleur : Donald Trump a l’intention de tenir ses promesses. » Une opportunité donc pour l’Europe de se doter des moyens souverains de défense, si l’Allemagne y consent en sacrifices financiers et
si les pays d’Europe Centrale et Orientale acceptent de ne pas privilégier un parapluie américain à une protection européenne. Un challenge auquel la majeure partie des pays européens n’est pas prête
et l’axe franco-allemand n’impulse (presque) plus rien.
La politique allemande d’Angela Merkel concernant les migrants est jugée « catastrophique », parce qu’elle serait la porte ouverte à une immigration incontrôlée et illégale. Quand à la politique
économique de l’Union européenne, elle serait tout simplement au service de l’Allemagne, assène sommairement Donald Trump. Sans nuance et toujours très critique vis-à-vis de l’Europe, mais en saluant
avec beaucoup d’élan la Grande Bretagne, Trump évoque le Brexit comme une très bonne initiative et invite d’autres pays européens à suivre l’exemple britannique à sortir de l’UE et à s’émanciper de
Bruxelles. Encore plus engagé, il promet d’activer la relation américano-britannique en matière d’échanges commerciaux et politiques. Le tonitruant ministre britannique des Affaires étrangères, Boris
Johnson, a applaudi forcément à ces considérations favorables à son pays. C’est par ailleurs le seul responsable politique européen à s’en satisfaire. Il y a aussi le volet russe de la future
diplomatie américaine, l’Ukraine s’en inquiète et avec elle le reste de l’Europe qui craint que Trump soit tenté de faire des marchandages avec les Russes sur le dos des Européens. Sale climat pour
l’Europe !
La politique étrangère de la France face aux nouveaux conservateurs
Emile H. Malet
Les nouveaux conservateurs ont nom : Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdogan, Xi Jinping, et le dernier venu Donald Trump. A eux quatre, et avec des parentés en
Europe, en Asie et au Proche Orient, les présidents de Russie, Turquie, Chine et Etats-Unis sont en train de donner de nouvelles couleurs aux relations internationales. Ce sont, d’abord, des
dirigeants autoritaires, sinon autocrates, non affiliés à une idéologie bien définie sinon qu’ils défendent ardemment l’intérêt national de leur pays, quitte à faire montre de protectionnisme pour
doper la consommation et la production intérieure. Contrairement à ce qu’on entend dire, ce ne sont pas des adeptes fascisants de la guerre, mais ils affichent sans complexe un nationalisme et le
populisme de leur électorat respectif leur sert de viatique politique pour engager le monde sur la base de rapports de forces politiques et économiques.
Face à ce nouveau conservatisme, la politique étrangère de la France est quasi inaudible et, malgré de nombreuses initiatives, difficilement identifiable. Certes, nous sommes toujours le pays des
droits de l’homme mais nous prêchons dans le vide planétaire. Et par ailleurs, proclamer des droits n’a jamais constitué une politique étrangère, particulièrement à l’heure d’une mondialisation
égoïste, de conflits de plus en plus nombreux et d’un terrorisme à l’aune d’un islamisme radical. Il faut dire que nous ne sommes pas aidés par l’Europe qui n’a pas plus que nous de politique
étrangère. Et comment en serait-il autrement avec une Union européenne regroupant 28 pays qui disposent chacun d’une histoire politique singulière.
La France, à la veille de prochaines élections présidentielles, devrait songer à refonder sa politique extérieure. Il y va de son destin comme puissance et de sa survie dans le concert des nations.
Et, pour ce faire afficher sans ambages notre intérêt national et les moyens de le faire fructifier par la prospérité économique, la cohésion sociale, la coopération internationale et la recherche de
la paix. Mais, on serait à mal de trouver aujourd’hui quiconque disposerait de cette vision stratégique ?
Que devient la France dans le monde.
Emile H. Malet
Tout le monde ou presque en France manifeste contre Donald Trump, alors que le Président américain élu montre son mépris silencieux pour la France. Il instruit pour
l'heure un conflit entre les médias et s'installe confortablement à la Maison Blanche en prenant le contre-pied de la politique d'Obama. Nous avons raison de nous intéresser à cela, mais à la
condition de d'abord mettre en exergue la politique de la France dans le monde. De cela, il n'en est presque pas question, comme une vacuité de pouvoir à quelques mois de nos élections
présidentielles.
Les primaires de la Gauche ont désigné deux postulants pour le second tour, l'ancien Premier ministre Manuel Valls et l'ancien ministre Benoit Hamon. Leurs principaux sujets de discorde : un
hypothétique revenu universel, l'avenir de la laïcité... Bien-sûr, ce sont des problématiques importantes mais l'avenir de la France repose d'abord sur ce que nous vivons comme difficultés présentes
et comment se dessinera l'avenir. Pour y répondre, qu'il s'agisse du chômage de masse chez les jeunes générations, cela dépend de nous et de l'Europe. Qu'il s'agisse de la sécurité et de la défense,
cela dépend de nous et de nos affaires en Europe, l'Amérique également. Qu'il s'agisse de l'état médiocre de notre économie, cela dépend de la consommation intérieure et surtout de nos exportations
qui stagnent. Bref, nous ne sommes plus une grande puissance à l'aune des relations internationales mais toujours un grand pays industrialisé et qui veut jouer un rôle dans le monde.
Or, dès que surgit un événement de niveau planétaire, nous sommes quasi absents du décor comme si la France ne réagissait qu'à travers la contestation et la révolte des franges frustrées de la
population. Ce déplacement est inquiétant dans la mesure où beaucoup de gens ne croient plus à la capacité d'agir, ne parlons pas de la puissance d'agir si chère au Général de Gaulle et à Raymond
Aron, de la France. Un pays est aussi grand par sa prospérité intérieure, sa sécurité intérieure et aux frontières, sa cohésion sociale et son rayonnement culturel. C'est au moment où un événement
extérieur s'empare de l'actualité que nous prenons conscience des défauts et des manques de notre politique. Instructif, mais combien préoccupant.
Le séparatisme en Europe
Emile H. Malet
Après le Brexit qui verra la Grande Bretagne sortir de l’Union européenne, notre vieux continent n’est pas à l’abri de tempêtes séparatistes en son sein. Ainsi de
l’actuel procès fait à Artus Mas, ancien Président de la Catalogne de 2012 à 2016. Le Catalan est accusé d’avoir organisé en novembre 2014 un référendum informel sur l’indépendance catalane contre
l’avis du Tribunal constitutionnel espagnol. La défense de l’accusé va de soi, on lui intente un procès politique et l’actuel gouvernement régional catalan soumettra bientôt un projet de
référendum.
Ce séparatisme régional n’est pas propre à l’Espagne. Au royaume de Belgique, la Flandre industrielle et riche veut divorcer de la Wallonie et Bruxelles qui sont moins dotés en ressources. En Italie,
la Ligue du Nord se bat depuis longtemps pour une séparation entre l’Italie du Nord, région prospère et le Sud plus laborieux. En Grande Bretagne, l’Ecosse a déjà procédé à un référendum et ne veut
plus de tutelle britannique. On retrouve ces velléités séparatistes en Europe centrale et orientale et souvenons-nous des bonnets rouges en Bretagne.
A travers ce séparatisme régional, il y a une légitime requête d’autonomie culturelle, et une volonté de préserver des us et coutumes identitaires. Cela ne peut qu’enrichir la mosaïque nationale et
contribuer au vivre ensemble de populations qui cherchent à travers la langue de leurs ancêtres à renouer avec des repères et des traditions. Mais au-delà, en recherchant frontalement l’indépendance,
il y a le danger d’une scission brutale. En Europe, Barcelone cherche à punir Madrid, la capitale est jugée moins industrieuse et plus dépensière. En Belgique, les Flandres veulent également punir
Bruxelles, la capital européenne etc.. On perçoit dans ces revendications un accent populiste et même nationaliste, les régions se substituant aux nations sur des bases corporatistes, économiques,
linguistiques et pour tout dire frileuses. Car le séparatisme, au-delà de l’autonomie socio-culturelle, constitue un repli sur soi et le morcellement territorial. Ce qui contribuerait à miner la
cohésion sociale des nations et ajouter aux difficultés que connait l’Union européenne.
FMDD 2016
Le risque dans une société de liberté
Emile H. Malet
Une remarque sémantique d’emblée: le risque correspond à l’acquisition et à l’exercice d’une liberté. Donc, le titre de notre colloque pointe un effet de répétition. Cette occurrence n’est pas pure coïncidence, nous avons souhaité prendre parti en faveur du risque, des lors que comme l’expriment Edmund Phelps, économiste prix Nobel et Sigmund Freud père de la psychologie moderne, psychanalyste, le risque est l’ingrédient indispensable de toute vie pleinement accomplie, mais aussi d’une économie en recherche de croissance et du bien commun, d’une société harmonieuse où la nécessaire cohésion sociale n’entrave pas les réalisateurs individuelles. Utopique, tout cela ? Peut être, mais mieux vaut une utopie créatrice qu’un immobilisme de stagnation. Le cadre de cette manifestation est le Forum Mondial du Développement Durable, le 14ème du genre, le deuxième à France Amériques, je remercie nos hôtes chaleureusement pour cette confiance renouvelée et je souhaite que notre coopération fructueuse perdure. Car elle nous oblige à une exigence intellectuelle et à une ouverture sur le monde. En gratifiant de ces propos Alfred Siefer Gaillardin, Jean Luc Fournier et Jean Claude Beaujour, je pense aussi à notre regretté Jacques Andréani.
Dès la 3ème édition de notre Forum, nous considérions que le triptype du développent durable : économie / social / environnement devait être complété d’un quatrième axe : la sécurité. Nous sommes passés d’un monde bipolaire (communiste-capitaliste) à un unilatéralisme américain et aujourd’hui à un monde hyper conflictuel. Raccourci simplificateur, mais nous assistons à un enlisement conflictuel en Europe, en Asie, au Proche Moyen Orient et en Afrique. A cela s’ajoutent la multiplication des crises : climatique, démographique, financière, culturelle, politique, etc. Je n’insiste pas sur cette géopolitique complexe, mais c’était simplement pour expliquer ce quatrième axe de la sécurité pour actualiser le développement durable à notre situation contemporaine.
De la prévention contre le réchauffement climatique à la prévention des épidémies et autres calamités naturelles et sanitaires, nous avons cherché naturellement à nous protéger. D’où la précaution mise en place, une précaution qui a pris des formes diverses vis à vis des risques de toutes sortes : financiers, démographiques, climatiques, technologiques, environnementaux, sanitaires, la corruption aussi. Encore plus loin dans la précaution et voilà un principe de précaution inscrit dans la Constitution.
S’il est normal et salutaire de faire barrages aux maux et autres désastres, il s’avère également dangereux de tomber dans l’excès inverse, à savoir ériger une société de précaution. Car à trop protéger, c’est la pusillanimité qui l’emporte sur l’audace, l’immobilisme sur l’action, la stagnation sur le progrès, le repli sur l’ouverture. Un nouveau paradigme se met en place et subvertit le contrat social en clientélismes sociétaux. Même la politique y perd sa boussole pour suivre la compassion et se retrouver fatalement dans le giron populiste.
Reste à savoir comment stimuler le risque sans enfreindre la nécessaire précaution. Dans un contexte classique de démocratie, le curseur de la régulation incombe au politique. Mais la politique est faible. Aujourd’hui, que vaut cette régulation face au maillage social en réseaux, où Google décide de la transformation biologique, où Facebook redéfinit les relations sociales, où l’information est communication, où le moi n’est plus responsable d’autrui et où sous prétexte de transparence on en finit avec l’éducation à l’ancienne et ses humanités.
Car le risque est une culture, ça s’apprend, ça se rumine, c’est un passage, c’est un mouvement. Ça peut être un danger, mais c’est aussi une opportunité. En Chinois le mot risque se décline en danger et opportunité. C’est ce qu’on appelle un mot originaire, on en trouve dans toutes les cultures et les civilisations. Ces mots originaires constituent la force dynamique et motrice du langage. Si on les censure, on a des patois, de l’argot. Pourquoi pas, mais ça appauvrit la langue. Nous en sommes là aujourd’hui, la précaution excessive appauvrit nos sociétés, particulièrement la société française prête bien souvent à adopter les modes-à-penser pour éviter les transformations nécessaires, les réformes de bon aloi.
Je ne cherche pas à mettre en cause l’écologie, combien indispensable au regard de tous les gaspillages et de toutes les pollutions. Mais la démarche maniaque de tous les censeurs du progrès et du risque, qui se drapent bien souvent dans la moralité et la vertu alors qu’ils sont les héritiers de ceux qui s’opposèrent par leur dogmatisme religieux aux découvertes de Galilée , Copernic et Einstein. Dans un monde aussi fragilisé que le nôtre, l’aversion au risque est mauvaise conseillère et ne peux qu’aggraver les désordres, les inégalités et les crises.
Risques, incertitudes et nouveaux risques dans les économies en développement
Philippe Hugon
Professeur émérite Paris Ouest Nanterre, IRIS
Les risques et les incertitudes renvoient à la fois à des situations différenciées entre économies développées et en développement, à des controverses au sein de l’économie politique et à des débats philosophiques entre liberté et sécurité et entre liberté et responsabilité. La liberté implique t-elle la responsabilité comme le suppose la philosophie libérale ou est-ce parce que les hommes sont responsables vis-à-vis des autres qu’ils sont libres comme le suppose la phénoménologie ?
I/ Analyse standard du risque versus nouveaux risques
Le référent standard de l’économie considère que la prise de risque est au cœur des paris sur le futur, de l’innovation et de la liberté créatrice des acteurs. La combinaison des facteurs de production par l’entrepreneur conduit au profit, rémunération de la prise de risque, à côté du salaire, de l’intérêt et de la rente. Les sociétés de marché sont caractérisées par des agents ayant des aversions diverses à la prise de risque et permettent d’opposer les spéculateurs preneurs de risques des « hedgers » qui se couvrent contre les risques. La prise de risque suppose évidemment la responsabilité de l’entreprise, notamment auprès de la justice. L’assurance permet la mutualisation et la couverture des risques. Les sociétés libérales de démocraties et de marché sont plus entreprenantes et innovatrices que les sociétés routinières, bureucratiques et autoritaires.
Cinq principaux facteurs conduisent toutefois à nuancer, voire à infirmer, ce référent au marché et à l’entrepreneur individuel schumpetérien permettant un processus de destruction/créatrice ou d’innovation destructrice :
-La financiarisation du capitalisme conduit à privilégier des logiques court termistes des actionnaires avec retour rapide et sécurisé sur investissement aux dépens des risques d’innovation à long terme de la part des managers et des entrepreneurs.
-L’accélération des innovations technologiques favorise les cycles courts de produits et un processus d’obsolescence des produits avec une rapidité des faillites et des fortunes. Les sociétés industrielles, sont caractérisées par une complexité croissante et une accélération des découvertes scientifiques et techniques
-De nouveaux risques ont émergé liés à l’économie numérique et à la cyber insécurité, à la vulnérabilité des systèmes complexes, (drones, crises systémiques financières, contagion des incendies)
-Dans un monde de communication et de médiatisation des catastrophes et des violences le risque perçu diffère du risque réel ; la compétition entre les médias, à la recherche d’audimat et privilégiant l’immédiat, accroit les représentations anxiogènes.
-Les risques sont devenus enfin systémiques. Il y a enchevêtrement entre divers facteurs rendant impossible une simple décomposition analytique. Les catastrophes naturelles sont liées aux catastrophes anthropiques. Un tremblement de terre ou un tsunami peuvent évidemment apparaitre comme des catastrophes naturelles mais leur impact est lié à des facteurs humains concernant la localisation des centrales nucléaires ou des habitations. De même, les réchauffements climatiques liés aux GES favorisent la désertification, le stress hydrique et les tensions sur le foncier qui accélèrent des catastrophes anthropiques liés aux conflits ou aux réfugiés.
II/ La vulnérabilité des populations et des territoires des économies en développement
Ces différents facteurs concernent plus particulièrement les économies en développement les plus vulnérables, c’est-à-dire exposées aux chocs alors qu’elles ont une faible capacité de résilience soit par anticipation des risques soit par impossibilité de se couvrir contre les risques ou de capacité d’y faire face.
Les zones vulnérables dans les économies en développement sont liées à la concentration des populations dans des territoires à risques, à la faiblesse des systèmes de prévention et de gestion et de contrôle des territoires évitant la transformation des aléas en catastrophes. Les politiques nationales ou décentralisées de lutte contre l’entropie et l’insécurité ont un pouvoir limité dans des Etats ou des collectivités décentralisées faillis incapables d’exercer leurs fonctions régaliennes et d’avoir des stratégies réactives ou proactives.
Alors que les populations des sociétés industrielles matures disposent face aux risques de systèmes de protection et d’assurance quasi généralisées, les populations des sociétés en développement ont des systèmes de protection et d’assurance limitées à des règles au sein de communautés d’appartenance surtout familiaux .
En revanche, les représentations du futur diffèrent. Alors que dans les sociétés matures et vieillissantes, la représentation du futur est souvent pessimiste (cf. les enquêtes d’opinion), les populations des sociétés jeunes et les plus vulnérables expriment plutôt une vision optimiste du futur.
III/ Le retour aux enseignements de l’économie politique et de l’économie du développement
-Il est évidemment nécessaire de différencier le risque probabilisable de l’incertitude radicale non probabilisable (Knight, Keynes). Les risques sont des processus à l’issue imparfaitement maîtrisée dont les scénarios de sortie sont à priori connus et auquel il est possible d’affecter une probabilité d’occurrence. L’incertitude radicale est une situation aux devenirs inconnus ou tout au moins non probabilisable. Dans un univers d’incertitude, il faut abandonner la théorie de la maximisation de l’espérance mathématique de l’utilité et de l’hypothèse de linéarité et de continuité des préférences. Les arbitrages se font entre liquidité et incertitude et non entre rentabilité et risque. Seuls des réducteurs d’incertitude (Etat, conventions, règles coutumières, appartenance à des communautés d ‘adhésion permettent de réduire les incertitudes.
-Le risque objectif ou réel diffère du risque subjectif ou perçu . Or dans un monde de communication, la perception du risque s’éloigne du risque objectif. Cf l’impact des images mondialisées d’actions terroristes dont les impacts matériels et humains sont relativement faibles mais dont le impacts psychologiques sont immenses en instillant la peur par la terreur dans des guerres asymétriques devenues médiatiques. Dans des comportements mimétiques les rumeurs se diffusent avec amplifications et conduisent à des successions de cycles dépressifs ou progressifs (cf Freud et Keynes) ?
-Les preneurs de risques sont éloignés de l’entrepreneur schumpetérien. Les processus de décision sont collectifs et mobilisent des pluralités d’acteurs à diverses échelles devant conduire à des compromis. En revanche les décisions des grandes organisations multinationales ont un impact mondial. Elles concernent des acteurs ayant des cultures et des représentations diverses. Les actions collectives sont devenues très complexes. Elles sont encadrées par des règles pouvant aller jusqu’à l’insertion du principe de précaution dans la constitution et font l’objet d’une justiciabilité.
-Les risques et incertitudes doivent être différenciés selon leur intensité. Les catastrophes sont des éventualités de faible occurrence voire non probabilisables d’apparition d’états de gravité extrême. A priori les catastrophes naturelles sont exogènes ( hydro-météorologique et géologiques) , biologiques (grandes épidémies) alors que les catastrophes anthropiques sont endogènes (conflits, ) En réalité, les interdépendances entre ces diverses catastrophes dépendent largement du niveau de développement. Ce sont les populations les plus pauvres qui sont les plus vulnérables et les plus victimes des trappes à vulnérabilité et des interactions entre les catastrophes anthropiques et naturelles.
En conclusion, les leviers d’action réducteurs des vulnérabilités se situent à des échelles différentes, hiérarchisées et enchevêtrées. Les différentes actions collectives vont de la transparence de l’information, de la stabilité des droits, de la mobilité des facteurs au jeu des contrepouvoirs, à la reconnaissance des droits ou à la mise en place d’institutions fortes et légitimes. Le gradient de l’intensité des chocs va des aléas subis par les individus aux catastrophes de grande ampleur, des diverses formes d’exposition à des chocs et d’y faire face. Dans le cas de risques, il est possible de mettre en place à des niveaux décentralisés des mesures de mitigation (atténuation des effets) ou des systèmes d’assurance passant par le marché ou par les appartenances à des collectivités territoriales. Dans le cas d’incertitude radicale et de crise systémique, les mesures doivent être, au contraire, prises au niveau politique, international, régional, national et des collectivités décentralisées par des fonctions régaliennes des puissances publiques, des régulations, des règles de solidarité, des mesures de prévention et de neutralisation des chocs et des interventions renforçant la résilience des acteurs. La lutte contre les trappes à vulnérabilité n’a de sens qu’à diverses échelles territoriales.
Risques nouveaux et principe de précaution
Claude Liévens
Les catastrophes naturelles sont parfois d’une ampleur considérable : le tsunami d’Indonésie a fait 250 000 morts, la grippe espagnole 50 à 100 millions de victimes et la peste noire à peu près 30 millions ; une météorite pourrait s’écraser sur la terre etc. Cependant, acteurs du développement durable, nous mettrons particulièrement l’accent sur les risques que l’humanité fait courir à elle-même. Citons d’abord les risques de guerre, que beaucoup d’entre nous, habitués à la paix, ont tendance à oublier ; il faut rappeler que les deux guerres mondiales ont fait respectivement 19 et 60 millions de morts et, si les conflits actuels sont loin d’atteindre de tels chiffres, ils n’engendrent qu’atrocités et malheurs.
Intermédiaire entre les risques naturels et les risques d’origine anthropique, il convient de citer le risque de pénurie d’eau qui peut avoir des conséquences catastrophiques. Aujourd’hui, un habitant de la planète sur cinq n’a pas accès à l’eau potable et l’eau douce deviendra une ressource de plus en plus rare. Elle est très inégalement répartie ; les zones arides, qui représentent 40 % des terres émergées, ne disposent que de 2 % du total de l’eau douce. Les membres d'une famille vivant dans des régions arides d'Afrique disposent de 10 à 40 litres d'eau par personne et par jour, alors que les habitants des villes d'Europe ou d'Amérique du Nord en consomment de 300 à 600 litres.
L’évolution prévisible de ce risque dépend essentiellement :
Heureusement, même en dehors de la réduction du taux de natalité, on peut trouver des solutions pour lutter contre la pénurie d'eau, à commencer par le dessalement des eaux saumâtres, domaine dans lequel les biotechnologies offrent des possibilités intéressantes. Mais il est indispensable d’avoir une vision d’ensemble de la situation pour lancer un programme qui sera très coûteux et qui s’étendra sur une longue durée. Il n’y a pas de temps à perdre. Plus modestement, des actions ponctuelles peuvent être menées dans les domaines suivants : réduction des pertes (réparation des fuites et remplacement de l'irrigation intensive par l'irrigation goutte à goutte), collecte de l’eau de pluie, orientation directe des eaux usées vers l’usage industriel, campagnes de formation.
Plus ou moins récemment, de nombreux risques liés à la technologie ont fait l’objet d’une large prise de conscience, suscitant parfois des craintes excessives. Mais d’autres ne sensibilisent que des cercles relativement restreints ; citons, à titre d’exemple, les risques entraînés par l’exploitation intensive des terres rares, qui sont largement utilisées dans les smartphones, les éoliennes, les batteries de voitures etc.
Tel est le contexte dans lequel s’enracine le principe de précaution. A l’origine, ce devait être un principe d’action imposant de faire les efforts nécessaires pour lever les doutes et, dans cette attente, de prendre les mesures raisonnables pour parer à d’éventuels dommages. Mais, dans la pratique, ce principe est souvent devenu un frein à l'action, voire un prétexte à l’inaction. Et on oublie trop souvent que l’absence d’action est une décision implicite qui entraîne aussi des risques.
Deux autres grands principes ont été largement évoqués au cours des dernières années :
Perception et maîtrise des risques
Le risque zéro n’existe pas. Oublier cette évidence, c’est adopter la politique de l’autruche ; on ne peut pas maîtriser ce qu’on veut ignorer. Mais percevoir un risque à son juste niveau n’est pas une démarche aisée. Prenons un exemple particulièrement préoccupant aujourd’hui. Au cours des cinquante dernières années, le charbon a causé environ 50 millions de victimes ; le nucléaire entre 5 000 et 100 000, selon qu’on retient les chiffres des Nations-Unis ou ceux des ONG antinucléaires. Le nucléaire produit des déchets, certes, mais le charbon produit du gaz carbonique, largement responsable du réchauffement climatique, et des poussières nocives pour la santé. Pourtant, il y a beaucoup plus de véhémence antinucléaire que de véhémence anti charbon !
Dans une démocratie, il est nécessaire de s’interroger sur la manière dont les citoyens perçoivent les risques. D’une certaine manière, on est passé d’une société industrielle de pénurie à une société de consommation, puis à une société du risque, en raison notamment des nuisances liées à la production, Le progrès industriel n’est plus assimilé au progrès social ; il est même devenu un problème qui oppose souvent les défenseurs de l’emploi à ceux de l’avenir de la planète. Mais il se pourrait aussi que la peur du risque soit un luxe de riches. Quand on subvient à peine à ses besoins fondamentaux, on fait passer les nuisances au second plan, comme le faisait la Chine il y a quelques années. Et, même dans les pays les plus développés, les dirigeants peuvent être si obnubilés par la croissance économique qu’ils sont prêts à y sacrifier toute autre préoccupation ; ainsi, dès que les lumières de la COP 21 se sont éteintes, le congrès américain s’est empressé de démentir les engagements pris par l’administration Obama.
Les opinions sont très méfiantes vis-à-vis de l’information qu’elles reçoivent sur les risques. Elles ne croient plus les experts qui font entendre leurs voix ; dans le passé, ils ont fait des graves erreurs de diagnostic et leur image a été salie par des conflits d’intérêts, certains étant liés aux industriels dont ils défendaient les produits. Les médias jouent sur l’émotion, les réactions immédiates et le court terme qui ne permettent pas de faire des analyses lucides en matière de sécurité ; parfois même, les gens ont l’impression d’être manipulés. Ce sentiment les pousse vers internet qui permet à chacun d’accéder en quelques clics à des quantités considérables d’informations (sans donner de véritable garantie sur les compétences sous-jacentes). Chacun se forge sa propre conviction, inévitablement influencé par ce qui lui convient en son for intérieur, par les feux de l’actualité et par les partages auxquels l’incitent les réseaux sociaux. Il n’y a plus de vérité scientifique qui s’impose ; il n’y a que des vérités conjoncturelles, des hypothèses qui dominent à un certain moment et qui, peut-être, seront balayées lorsqu’apparaîtra une nouvelle mode. Dans ce contexte, il est très difficile de faire prendre conscience à l’opinion de ce que sont réellement les risques.
Parallèlement, la confiance en l’avenir, en notre capacité de gérer collectivement les risques, s’étiole. Les Français sont particulièrement méfiants, même s’ils montrent une assez bonne résilience face à des événements graves. Et, pour eux, c’est le risque du chômage qui constitue la crainte dominante. Pourtant, nous vivons une période fondatrice dans la maîtrise des risques. Il y a eu des échecs notoires (Seveso, Bhopal, l’Amoco Cadiz, Fukushima…), mais les leçons en ont été tirées pour faire face aujourd’hui aux dangers correspondants. Il y a eu des crises difficiles à maîtriser, avec un retour d’expérience insuffisant, comme la vache folle ou l’amiante. Il y a eu aussi des vrais succès comme le smog, les pluies acides ou la couche d’ozone. Globalement, les résultats sont favorables, comme en témoigne l’augmentation de l’espérance de vie en bonne santé.
Ce succès est lié aux progrès scientifiques et techniques, notamment dans le domaine médical, mais il faut souligner aussi les efforts réalisés en matière de méthodologie :
Pour poursuivre ces progrès, nous insisterons sur deux points :
Prenons un autre exemple dans le domaine de l’aviation civile. Dans les années 1970, les avions de ligne étaient pilotés par un équipage à trois. Et les progrès techniques, en réduisant la charge de travail, ont permis de passer à l’équipage à deux. L’inquiétude des spécialistes de la sécurité était alors la suivante : Que se passe-t-il lorsque l’un des deux membres (pilote ou copilote) quitte son siège ? Tout repose alors sur l’état physique et mental de la personne restant seule aux commandes, ce qui est inacceptable compte tenu des niveaux de sécurité visés, quelles que puissent être par ailleurs les méthodes de sélection, de formation et de contrôle des personnels navigants. Il faut au moins assurer que la personne qui quitte son siège peut le regagner rapidement en cas de besoin. Mais cette exigence est perdue de vue quand, après les attentats du 11 septembre 2001, on met en place un système de verrouillage qui permet notamment à celui qui reste aux commandes d’empêcher quiconque d’entrer dans le cockpit. Et on aboutit à la catastrophe de l’Airbus de Germanwings, le 24 mars 2015,
Le climat et l’énergie
Le changement climatique est un risque global, qui concerne l’humanité toute entière et qui, pour la première fois, va peut-être lui donner le sens de son unité. Dans ce domaine, nous avons la chance de bénéficier du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat). Celui-ci a été créé pour dépasser toutes les rumeurs, toutes les difficultés de communication et pour éviter les polémiques. Il est chargé de compiler les données scientifiques et il produit un rapport tous les quatre ans. Il a largement facilité l’accord de Paris selon lequel, dans la seconde moitié du siècle, il ne doit y avoir aucune émission d’origine anthropique qui ne soit compensée par un puits. Zéro émission pour la seconde moitié du siècle ! Tout le monde est averti de l’objectif, tous les gouvernements, toutes les entreprises, tous les investisseurs. L’humanité a pris conscience qu’elle pouvait se rassembler pour combattre un risque terrible
Le réchauffement, même s’il est maintenu au seuil de 2°, aura des conséquences importantes dans de nombreux domaines, mais beaucoup d’entre elles pourront être maîtrisés si elles sont anticipées et si la communauté internationale accepte de supporter le coût des mesures qui s’imposent. Evoquons par exemple les conséquences sanitaires. Les climats intertropicaux sont poussés vers les zones tempérées, avec leurs écosystèmes et leurs bactéries. Des maladies jusque-là réservées aux tropiques (paludisme, fièvre jaune, certaines maladies virales) arrivent vers les climats méridionaux. Devra-t-on demain vacciner tout le monde dans les grandes mégapoles ? L’urgence, c’est d’imaginer comment devra être organisée la santé publique en 2030-2050 et comment s’adaptera l’industrie du médicament. Mais il y aura aussi un risque génétique si la nécessité de s’adapter au climat donne un argument supplémentaire en faveur de la modification du génome des embryons humains.
En matière d’énergie, les risques sont nombreux et on pourrait penser que le développement durable n’en engendre pas de nouveaux. Mais ce n’est pas le cas car les mouvements écologistes, passés sous l’emprise d’antinucléaires fanatiques, orientent nos dirigeants vers une sortie prématurée du nucléaire. Une précipitation excessive ne manquerait pas d’entraîner de graves effets pervers :
Prise de décision et régulation
Les entreprises ne sont pas à égalité face au risque. Mais, dans tous les cas, l’entrepreneur joue un rôle essentiel car il incarne le pari de l’innovation ; c’est lui qui prend des risques pour lancer des produits nouveaux, pour adopter des techniques innovantes, pour élargir les débouchés. Afin de maîtriser ces risques, il doit faire des études de marchés et recourir à la veille stratégique, cette dernière permettant notamment de prendre en compte l’environnement financier et politique.
A partir des années 1970-1980, la mondialisation a totalement misé sur le marché pour jouer le rôle de régulateur et réduire les risques. Le marché est devenu le fondement de la nouvelle pensée unique. Mais les marchés sont devenus fous car ils ne sont pas contrôlés au plan mondial. Que pouvons-nous faire aujourd’hui, dans notre pays, pour améliorer cette situation ?
Lorsque les risques liés à une évolution technologique peuvent avoir des conséquences à très grande échelle, il appartient aux Etats de fixer les limites ou de prendre les précautions nécessaires. Ces mesures peuvent avoir des conséquences politiques et commerciales importantes au plan international, de telle sorte qu’une régulation mondiale doit parfois être envisagée. Quel que soit le domaine considéré, les états ont souvent la responsabilité d’arbitrer entre plusieurs risques : pour éviter un risque majeur, il faut prendre un risque moindre. On l’observe dans notre pays avec les débats sur la loi travail : on affirme souvent que le risque de la précarité est plus supportable que le risque du chômage. Malheureusement, ni l’un ni l’autre ne sont faciles à maîtriser. Dans le domaine de l’énergie, le risque du nucléaire est moins grave que celui du changement climatique. Il est possible que, dans 50 ans, nos descendants, confrontés à un climat totalement déréglé, entraînant des catastrophes, des conflits, des déplacements de populations considérables, disent en parlant de nous : « Ils disposaient d’une technique qui permettait de produire beaucoup d’électricité sans émettre de gaz carbonique et qui pouvait donc éviter ce réchauffement climatique. Ils ont tout fait pour la faire échouer. »
Il ne faut pas se cacher cependant que la régulation par l’Etat peut avoir des effets pervers générateurs de risques importants. Prenons l’exemple des énergies renouvelables. Celles-ci sont payées hors marché et font baisser les prix du marché normal. C’est une des raisons pour lesquelles le prix de l’électricité est passé en peu de temps de 60 € à 25 € le MWh. A ce tarif, il est impossible d’investir, ce qui peut à terme entraîner une obsolescence excessive des installations et des défaillances graves. Simultanément apparaît un risque de dépréciation des valeurs boursières des sociétés du secteur énergétique, dépréciation qui pourrait mettre en péril certaines d’entre elles.
D’une manière très générale, une régulation par une autorité supérieure est nécessaire lorsque les personnes qui supportent le risque ne sont pas celles qui profitent du bénéfice attendu. A titre d’exemple, on peut se tourner vers le domaine financier en considérant certains instruments utilisés pour intervenir sur les marchés. Si on effectue quelques simulations, point n’est besoin d’être très imaginatif pour trouver le scénario qui déclenchera la catastrophe. Mais ces exercices sont mal acceptés par les financiers parce qu’ils ne permettent pas de prévoir le moment où la catastrophe se produira. Il n’y a pas de problème pour prévoir les bulles, mais il est impossible de dire quand elles éclateront. On imagine facilement ce qu’il en serait, par exemple, de la sécurité du transport aérien si les parties prenantes de ce secteur avaient adopté une attitude analogue ! Le fond du problème posé par la finance, c’est qu’au moment où explose la crise monétaire et économique tous les citoyens sont touchés ; mais ceux qui auparavant avaient utilisé ces instruments pour s’enrichir (et qui portent une part de responsabilité dans le désastre) conservent leurs bénéfices. Dans de telles circonstances, la régulation par la puissance publique est nécessaire : mais comment la concrétiser aujourd’hui dans un domaine aussi mondialisé que celui de la finance ?
En conclusion, nous proposerons six orientations :
Il faut notamment prévoir un dispositif qui permette une juste appréciation des risques encourus ; à cet égard, on peut s’inspirer de l’exemple du GIEC.
TUNIS 2016
Les Printemps arabes entre effaceùent et inscription
Ce que la révolution a fait aux sciences sociales
Jérôme Heurtaux
Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC), Tunis.
Un changement politique de grande ampleur, qu’il soit issu ou non d’un processus révolutionnaire, a des répercussions multiples sur toute une série de secteurs sociaux. Le champ académique ou l’université ne sont pas des univers parfaitement autonomes, des espaces en suspension qui échapperaient aux lois de la pesanteur du réél et de la gravité historique. Ils sont donc, quand l’histoire advient, sujets comme d’autres champs sociaux à de profondes recompositions. La sociologue Rose-Marie Lagrave a relaté, dans son très beau livre Voyage aux pays d’une utopie déchue1, son expérience en Europe centrale et orientale après 1989. Elle y fut mandatée par l’École des hautes études en sciences sociales pour « participer à la relance et à l’autonomie des sciences sociales, faire émerger la figure d’intellectuels critiques et, par ce biais, ancrer un peu plus, chaque jour, la démocratie naissante »2. Son ouvrage raconte l’appétit pour le savoir, le croisement des regards et le pluralisme intellectuel mais aussi la circulation de prêts-à-penser analytiques, le risque toujours présent de nouveaux conformismes théoriques, l’entropie qui menace un milieu universitaire non renouvelé, avec ses institutions pachydermiques « assises entre deux mondes, prisonnières de l’ancien système et désireuses de faire bonne figure aux rares visiteurs étrangers »3. Ces transformations disaient la recomposition du lien entre science et politique : moins rupture entre les deux et repli des universitaires sur leur propre monde qu’étape nouvelle dans l’histoire de leur compénétration : nombre d’intellectuels se sont par exemple convertis en hommes politiques à la chute du communisme.
C’est une histoire analogue qui se donne à voir aujourd’hui dans le monde arabe. Il faudra écrire un jour une sociologie des recompositions post-révolutionnaires de l’homo academicus tunisien. Pour l’heure et avec un maigre recul de cinq ans, que peut-on dire des effets de la révolution sur la recherche en sciences sociales ?
Ces effets sont multiples. Le plus visible est bien sûr l’irruption d’un nouvel objet d’analyse, quelle que soit la dénomination qu’on retient : révolution, révolte, intifada, mouvement protestataire... Et c’est un objet retors. Il a produit des effets d’attraction et de fascination. Longtemps politiquement et scientifiquement tabou, le mouvement social a, avec la révolution, gagné le statut de totem politique et scientifique. Attraction + fascination = publications. Les publications sur le monde arabe sont légion, elles se sont démultipliées, il faut d’abord s’en féliciter mais il faut aussi se méfier de ce bel enthousiasme académique pour un objet de recherche particulièrement complexe et difficile à appréhender.
Précisément – c’est le second effet – l’événement a produit un certain désarroi intellectuel. On a beaucoup reproché aux spécialistes de n’avoir pas su prévoir, mais c’est un reproche non fondé, car les chercheurs ne sont pas formés pour lire dans le marc de café. Ce qui est plus ennuyeux est qu’ils se sont retrouvés assez démunis, en particulier théoriquement, pour analyser l’événement. Il y a plusieurs raisons à cette impréparation. L’une d’entre elles est le caractère intempestif d’un mouvement protestataire de type révolutionnaire : il intervient dans le contexte néo-libéral que l’on connaît, sur fond d’effacement des idéologies de gauche et de « crise de confiance dans l’idée révolutionnaire »4.« Impensé » et « horizon absent », la « révolution » a disparu du vocabulaire des acteurs ou bien est rattachée à la notion de « révolution des droits de l’homme » ou de « révolution démocratique »5. Une autre raison est que ces régimes semblaient très solides, plus solides qu’ils ne l’étaient. Le Maroc et la Tunisie notamment, affichaient une insolente stabilité, la monarchie marocaine n’hésitant pas à qualifier de processus de transition démocratique un renforcement de l’ordre politique et institutionnel. Il y eut des coups de semonces en Tunisie, comme en 2008 dans le bassin minier de Gafsa, mais sans que cela ne mette en question l’idée dominante selon laquelle les autoritarismes étaient résilients. Il en a résulté – troisième raison – une routinisation des modes d’analyse, comme si la résilience autoritaire avait son pendant universitaire dans une forme de résilience intellectuelle. Il y eut bien quelques travaux sur les mouvements sociaux ou sur la « société civile », mais l’histoire du monde arabe s’écrivait en vase clos et c’est porteur d’un savoir limité à une aire culturelle spécifique que les chercheurs ont entrepris, dès 2011, d’analyser un événement qui, par son ampleur, sa nouveauté radicale, ses répercussions mondiales, nécessitait de faire appel à d’autres outils, de nouveaux concepts, etc.
De fait, le vent de l’histoire a ébranlé, voire soufflé certaines des fondations intellectuelles sur lesquelles s’ordonnaient objets, concepts, traditions d’analyse. Certaines disciplines, en particulier la science politique et les relations internationales, ont connu un regain d’intérêt6. De nouveaux objets ont émergé, d’autres ont disparu, bouleversant les hiérarchies implicites, brisant des routines interprétatives, réévaluant des objets jusque-là méprisés. On a vu notamment ressurgir l’intérêt pour l’action collective, centre d’intérêt n°1 après 2011, puis la sociologie électorale, la sociologie du personnel politique, etc. L’accès au terrain s’est trouvé subitement libéré des entraves que les chercheurs rencontraient sous le régime autoritaire.
Sur le plan théorique, les chercheurs ont dû affronter plusieurs défis intellectuels. Comment, d’abord, rendre intelligible un processus chaotique, incertain, voire illisible et dont on ne connaît pas l’issue ? Comment mettre à distance l’événement afin d’éviter toute forme de prophétisme, qu’il s’agisse du prophétisme des transitologues, qui lisent le présent à l’aune d’une issue souhaitable, la consolidation démocratique ; ou du prophétisme des intellectuels organiques de la révolution, qui analysent avec scepticisme un processus qu’ils voient comme une confiscation de la révolution ? Les chercheurs sont aussi des agents sociaux, ils ont des préférences et des engagements politiques. Ils sont pris par l’événement, par sa charge politique, affective : l’un des enjeux est de garder la bonne distance, inventer des ruses pour se déprendre de l’événement sans le dénaturer. Comment se déprendre, ensuite, de la sacralisation du moment révolutionnaire (on a assisté à un ennoblissement de l’événement par l’usage du terme de révolution) sans le minimiser ? Comment, enfin, restituer les spécificités sans tomber dans un exceptionnalisme méthodologique et théorique mais sans banaliser non plus le cas étudié ?
Au-delà du contenu de la recherche, la révolution a eu des effets plus concrets sur la pratique même du métier. En quelques mots : démultiplication des sollicitations externes au champ académique (de la part des médias, des organisations non gouvernementales, des institutions publiques), afflux de financements, diversification des opportunités en termes de carrière, développement des collaborations en tous genres, entre disciplines, entre monde académique et monde de l’expertise, etc. Diversification aussi des supports et des formats de publications.
Ces dernières évolutions ont leurs effets pervers. Les chercheurs sont l’objet d’injonctions contradictoires. Le temps long de la recherche n’est pas le temps court des médias ou des ONG. Le souci de produire un savoir critique, de déconstruire les évidences – en quoi on reconnaît un chercheur – se heurte au fast-thinking des ONG, des transitologues de tous poils et des tenants d’une « sociologie safari ». Il n’est pas toujours facile de résister au vocabulaire de l’expertise internationale (leçons apprises, bonnes pratiques, capacity building, consolidation démocratique), ce d’autant plus que la science politique – discipline qui ne peut se développer de manière autonome dans un régime autoritaire - est en général à réinventer complètement après l’effondrement du régime, ce qui la rend plus vulnérable. La frontière entre recherche et expertise est allégrement franchie et on a vu se constituer une science politique au rabais, sorte d’auxiliaire intellectuel du processus politique. Une science politique qui évalue, qui hiérarchise les cas, qui fait des bilans… Il y a en outre un effet de saturation de l’analyse des « printemps arabes », un trop-plein qui cache mal l’absence d’originalité et d’imagination sociologique. Enfin, l’implication des chercheurs dans l’espace public – si c’est une bonne nouvelle – a conduit à l’émergence de controverses artificielles (controverse sur la datation du début et de la fin de la révolution / controverse sur le fait de savoir s’il s’est bien agi d’une révolution ou d’un coup d’Etat / controverse sur les « bons clivages » / controverse sur le « vrai visage de l’islam politique » / controverse sur le retour de l’ancien régime) qui ont pris un tour polémique et polarisé les points de vue, faute d’être régulées par et dans l’univers académique. La tentation légitime d’intervenir dans le débat public et la démultiplication des publications en tous genres porte le risque de déposséder l’univers académique, qui pourrait ne plus être cet espace régulé qui abrite des controverses scientifiques, qui pourrait ne plus être cette boussole pourtant indispensable dans la production du savoir.
1Rose-Marie Lagrave, Voyage aux pays d’une utopie déchue, Paris, PUF, 1998.
2Ibid., p. 9.
3Ibid., p. 25-26.
4Nicolas Dot-Pouillard, « Soulèvements arabes : la « révolution » dans ses crises », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], n° 138, décembre 2015, http://remmm.revues.org/9306
5Ibid.
6Myriam Catusse, Aude Signoles et François Siino, « Révolutions arabes : un événement pour les sciences sociales ? », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], n°138, décembre 2015, http://remmm.revues.org/9184
D’une dictature à la Révolte
Entre Schizophrénie et Paranoïa
Gérard Sebag
La rupture de la Tunisie avec la dictature et l’avènement de la démocratie sont un cas d’école sur le comportement des peuples face aux dictateurs en général et sur le passage de la soumission à la révolte.
Il s’agit pour tous les peuples qui ont subi en quelque sorte le viol de leur personnalité, un traumatisme dont il est parfois difficile de sortir dans le temps. Entre l’acceptation, et, la révolte, les délais de prise de conscience et de rejet mettent parfois des années si ce n’est des décennies à se concrétiser.
Il est certain que le passage à la révolte s’accompagne toujours d’exactions, de violences qu’il faut accepter parfois sur soi même, et que certains choisissent de franchir avec courage, ils sont les sonneurs d’une prise de conscience collective et souvent les héros d’un bouleversement sociétal, culturel, politique qu’ils paient de leur vie.
N’oublions pas que le principe d’une dictature est l’imposition par la force et la violence d’une idéologie quel qu’elle soit politique, religieuse, d’un groupe d’homme ou d’un seul homme et qui croient dans un temps infini prolonger un ordre totalitaire .Ils estiment pouvoir laver le cerveau de tout une communauté pour une durée indéterminé.
Mais les dictateurs et les dictatures par principe ne prennent pas leçon de « l’Histoire » et oublient que la prise de conscience des hommes et leur esprit de raisonnement et d’analyse sont les principes essentiels de l’intelligence dont tout Etre Humain est porteur.
Des situations comme la Tunisie en tant que journaliste en 40 ans de grands reportages j’en ai vécu plusieurs à travers le Monde et particulièrement dans cet Orient Arabo Musulman marqué tout au long du 20 ème siècle et ce début de 21ème siècle par, les conflits armés les dictatures, leurs chutes et le réveil des peuples.
Par essence Le journalisme c’est comprendre, analyser, transmettre une vérité et donc savoir ; un journaliste applique parfois en l’ignorant des principes freudiens. Est il pour autant un psychanalyste ?
La différence entre un psychanalyste et un journaliste est claire, nous ne sommes pas des thérapeutes. Notre objectif, notre rôle, n’est pas de guérir mais de passer un message et de rapporter des situations. Freud applique le principe de l’analyse de la face cachée et profonde de l’être humain et par des méthodes thérapeutiques s’attache à la guérison du malade.
En croisant l’œuvre de Freud et les principes du journalisme de terrain, nous allons essayer de comprendre à travers l’expérience tunisienne les liens complexes qui se lient dans une dictature entre peuple, information, soumission, révolte, et, examiner la réalité des autres « Révolutions arabes » apparus après la Tunisie.
Par un questionnement systématique, Recouper « Information journalistique de terrain et Analyse freudienne » est un exercice qui peut aider à une compréhension profonde et psychologique des relations humaines dans le cadre particulier d’une dictature.,
La première question est d’essayer de comprendre comment une société peut elle être traumatisée dans sa totalité au point d’accepter une dictature ? Qu’elles sont les raisons objectives et subjectives de cette servitude aveugle ?
La peur certes de la répression est l’élément premier, mais sans doute aussi l’acceptation tacite pour un temps, dans l’inconscient des rigueurs que le dictateur impose.
Dans tout système dictatorial, à coté de cette peur matérielle qui joue le rôle du bâton nous trouvons toujours l’imposition psychologique d’une doctrine qui permet de convaincre l’individu d’accepter cette soumission. Il s’agit dans l’inconscient de légaliser cet asservissement et de le justifier comme un mal nécessaire.
A travers les siècles la méthode a toujours été la même, elle prend simplement des formes différentes en fonction des données technologiques liées à chaque époque que se soit par l’oral ou par l’écrit. Il s’agit du message à transmettre, donc de ce que l’on appelle aujourd’hui l’information, information manipulée dans le sens de propagande et qui s’accompagne de la maitrise des moyens techniques qu’ils soient écrits ou audiovisuels.
C’est ce que l’ex président Ben Ali a réussi à imposer pendant de longues années. Une Presse aux ordres dans son ensemble, disons une absence d’information honnête, objective. Des journalistes qui adhéraient au parti unique ou simplement par prudence pratiquaient l’auto censure dans les medias officielles .Les journalistes rebelles étaient évidemment écartés.
Une hyper information a sévi pendant les 23 années de pouvoir de Ben Ali , une hyper information par le matraquage sur les bienfaits du régime, assénée quotidiennement et supportée, même si individuellement on n’y croyait pas mais provoquant ce que l’on peut appeler une psychose collective. Pour être plus explicite une maladie mentale qui affecte la personnalité et détériore radicalement la relation du sujet au monde extérieur et peut mener à la schizophrénie. Dés lors le citoyen se trouve en état d’acceptation et en position de ne plus défendre ses intérêts propres, il s’agit d’une lente prise de contrôle insidieuse du cerveau de l’individu qui abandonne son statut de Citoyen pour devenir un simple pion du Pouvoir en place.
Comme dans toute dictature un système à double sens s’instaure lentement ou le narrateur et le lecteur s’incubent, s’acceptent et se trouvent paralysés, en colportant la doctrine.
Cette Psychose se nourrissait également d’une pression policière et d’une répression violente à l’égard d’une opposition qui n’avait plus de voie et se trouvait totalement marginalisée sur place ou contrainte à l’exil.
Toutes les règles qu’impose le dictateur et tous les interdits, forment ce que Freud appelle le « Surmoi » ce qui empêche l’individu, disons le citoyen, d’avoir connaissance de son moi, ET DONC de SON POPRE DESIR, un système extrêmement pernicieux, violent, qui finit par anéantir l’individu et paralyse son raisonnement.
Dans l’autre camp celui du pouvoir, le dictateur pour sa part est atteint d’une psychose de type paranoïaque, qui lui fait perdre le sens des réalités, et, l’enferme dans un système politique totalement délirant.
Dans cette torpeur qui tenaillait le monde arabe en cette fin d’année 2010 et plus précisément la Tunisie, entre en scène d’une manière inattendue, la thérapie où se conjuguent : « l’esprit, » disons la prise de conscience de l’individu de son « Ça » en terme freudien, et, l’apparition de la réalité matérielle, d’un facteur, d’un événement inattendue qui va tout bouleverser, Raymond Aron l’a décrit en ces termes judicieux « l’histoire est libre et imprévisible comme l’homme lui même »
Évènement Imprévisible en effet… Et qui va faire basculer l’histoire.
Cet événement c’est un suicide par immolation, celui de Mohamed Bouazizi. Suicide dont les raisons qui restent encore obscures. Une information dramatique certes mais qui se déroule dans un coin isolé de la Tunisie, loin des grands centres de décision.
Pourtant cette nouvelle s’amplifie, gronde, réveille les tunisiens grâce à une technologie nouvelle qui s’appelle internet et les réseaux sociaux.
Hyper information à travers ces canaux, parfois d’une manière désordonnée, chargée de rumeurs invérifiables, mais il s’agit à cet instant de l’apparition inattendue d’une information libérée. Une sorte de bouffée d’air incontrôlable qui répond à une information muselée.
Balayés les chaines de Télévisions et les medias officiels qui présentaient ,à chaque ouverture des journaux Télévisés et des unes des quotidiens, l’immuable portrait du Président Ben Ali dans son bureau de Carthage recevant un ministre. Vieille méthode d’une dictature qui croit ainsi pérennisée sa présence auprès du peuple. Tous les dictateurs finissent par se convaincre que la seule présence d’une image, leur image, va permettre de sanctuariser leur pouvoir. Illusion que l’on retrouve toujours dans le totalitarisme aveuglé par son « Moi je »
Le 14 janvier 2011, le peuple est dans la rue et l’histoire bascule. Pourquoi parce que les réseaux sociaux arrosent la Tunisie et le monde entier ?
Le web a t il fait la révolution ?
Certes il a joué un rôle certain, mais soyons lucide le rôle véritable c’est le peuple tunisien qui prend conscience de la réalité et qui va exprimer « son ÇA », en terme freudien en réalisant que ce régime n’est plus acceptable et qu’il faut le combattre.
En fait la dictature usée, aveuglée, coupée des réalités, rongée par la corruption est à l’agonie. Il faut aussi y ajouter une conjonction essentielle, celle de l’individu et la découverte honteuse de sa servitude à un régime qui était Ubuesque, un régime où il y avait tellement de policiers que les policiers eux même ne savaient plus qui était policier.
Un régime ou tout était en Violet la couleur violette, les décors de la Télé, les titres des journaux, les rideaux des administrations, les vitrines des magasins.
Dans toute dictature il y a un emblème la croix gammée, la faucille et le marteau, le drapeau noir etc. Pour Ben Ali il s’agissait de l’encre violette. Je ressentais personnellement une sorte d’obsession à chacun de mes séjours en Tunisie en me posant cette question pourquoi partout le violet, une présence insidieuse, qui théoriquement avait pour but de marquer la prise du pouvoir par Ben Ali le 7 novembre 1987,mais pourquoi le violet.
L’explication apparaît aujourd’hui insignifiante, mais en terme de communication elle avait sa justification .La réponse me fut enfin donné par un proche du pouvoir : Parce que depuis son enfance l’ex président écrivait à l’encre violette et qu’il fallait ainsi prouver dans chaque détail de la vie quotidienne l’attachement à sa personne.
Le violet agissait comme une sorte de hochet, un objet de sorcellerie qui envoutait le peuple tunisien. Il s’agissait pour une partie de la population de l’acceptation par cette couleur, de cette signature, de cette fatalité qu’était le régime et de son oppression. Même principe pour toutes les dictatures qu’elles soient politiques ou religieuses la recherche d’une identification parfois ridicule.
Cette démarche magique a amené une régression infantilisante et inconsciente de l’homme de la rue, la recherche de la protection du père, le père apportant la Sécurité.
Ce que nous entendions en Tunisie mais également au niveau des gouvernements étrangers et européens se résumait ainsi : avec Ben Ali c’est la sécurité, certes la famille accapare, escroque mais nous avons la sécurité.
Et soudain le peuple tunisien, descend dans la rue et invente un mot.
Un seul mot un mot qui est vraiment une expression à double contenu « Dégage, dégage, un mot repris en Tunisie et partout dans le monde, il s’adresse certes au dictateur mais par sa simplicité et par sa structure syntaxique et sémantique provoque aussi par sa formulation une libération de son « moi intérieur ». Une sorte de souffle libérateur pour celui qui l’exprime et qui évacue ainsi toute sa frustration.
Né avenue Bourguiba, le mot « dégage », est portée par des milliers de tunisiens, il submerge le début d’une répression policière. Comme par magie en quelques heures, le régime va s’écrouler, va se liquéfier et disparaitre dans l’affolement du palais de Carthage.
Quelques semaines plus tard la révolution tunisienne, va faire tache d’huile à travers le monde arabe, sous la plume des journalistes internationaux à la recherche d’une image simplificatrice pour décrire une série d’évènements complexes « les printemps arabes » s’étalent à la une des medias.
Pouvons nous aujourd’hui affirmer que les printemps arabes ont changé la face du Monde Arabe, Egypte, Irak, Bahreïn, Yémen et bien sur tragédie Syrienne ? Constatons dans une sorte de mea culpa qu’il s’agissait d’une simplification de l’histoire avec un grand H, et aussi une mauvaise analyse d’une situation dans un esprit de raccourci, de facilité. Une terminologie déjà employée pour le printemps de Prague au moment de l’insurrection des tchèques contre l’Urss. Printemps de Budapest pour la Hongrie, Printemps de Pékin etc. Une formule utilisée, depuis bien longtemps par les historiens.
Ce mot de Printemps a en effet déjà été servi au milieu du 19 e siècle en 1848 et 1849 dans ce que l’on a appelé » le printemps des peuples »,les révoltes des peuples sous domination des empires Austro hongrois et Russe.
Printemps est un cliché usé qui fleurit sous la plume des journalistes, une métaphore climatique qui remonte à l’antiquité.
Le premier dans l’espace temps de notre monde a avoir utilisé cette métaphore des printemps en politique est sans doute Lucrèce en l’an 55 avant Jésus Christ, Lucrèce poète et philosophe Romain contemporain de Cicéron et qui écrivait dans son ouvrage majeur « Hymne à Venus » ; Venus étant le symbole du printemps de la renaissance florale de l’amour et aussi divinité méditerranéenne.
« Des que les jours nous offrent le doux aspect du printemps, la douce flamme pénètre dans tous les cœurs et fait que les fureurs de la guerre s’assoupissent. Et il ajoute « Jadis on voyait les hommes trainer une vie rampante sous la faux de la superstition et la tête du monstre leur apparaissait et les accablait de son regard épouvantable, et soudain un simple mortel osa enfin lever les yeux et lui résister, il triompha.
Il poursuit :
« La superstition fut donc abattue et foulée aux pieds et sa défaite nous égala aux dieux. »
Ces quelques strophes sont liées, au sacrifice d’Iphigénie par son propre père Agamemnon avant de partir en guerre contre Troie, pour plaire aux dieux et lui donner la victoire, poétiques et tragiques mais politiquement terrible de vérité, comme ajoute Lucrèce « la superstition engendre la crainte, obstacle à la vérité «
Des paroles qui de nos jours peuvent encore servir de leçon pour les dictatures et les peuples à la recherchent de leur liberté.
Par de là Freud, constatons qu’à part la Tunisie fille de Carthage, fille adultérine de Rome que nous ne pouvons nous empêcher de relier au musée du Bardo et à ses magnifiques fresques ensanglantés, qu’à part cette Tunisie qui a su surmonter les divisions politiques, les agressions terroristes, et cela grâce à son particularisme culturel et sociétal, reconnaissons que les printemps arabes sont plutôt des échecs et pour certains pays arabes des tragédies.
L’Honneur de la Tunisie est de poursuivre ce cheminement dans une démocratie apaisée.
Au sortir de la dictature, comment soigner la souffrance collective ?
Thierry Brésillon
A première vue, l’objet de la Révolution tunisienne est une transformation institutionnelle, économique et sociale. Mais une fréquence moins audible porte une vibration plus fondamentale, c’est une aspiration à guérir d’un traumatisme ancien et répété. Une souffrance collective que couvrent les discours laudateurs célébrant l’exception tunisienne, qui attisent la distorsion entre la représentation extérieure et la perception intérieure, accroissant ainsi le malaise. Sans s’adresser à ce niveau du mal tunisien, il sera difficile de surmonter les enjeux plus apparents.
Il serait plus juste de parler de souffrances au pluriel. Personne n’est sorti indemne de la période close le 14 janvier 2011, mais les expériences de décennies de violence de l’Etat ont été différentes selon les milieux, les époques. Ces souffrances, ces mémoires traumatiques, sont fragmentées, ne communiquent pas entre elles, ne se reconnaissent pas forcément réciproquement. Elles ne créent pas un collectif, et certainement pas une identité. Cette insularité est probablement l’un des produits de la dictature, voire l’un de ses mécanismes de domination.
L’archipel des mémoires traumatiques
Où sont ces lieux de souffrance et en quoi consiste-t-elle ? Chaque histoire individuelle est unique évidemment, mais empiriquement on peut brosser un tableau à grands traits.
• La part de soi concédée, une blessure narcissique
Concéder une part de soi à un régime méprisable ne peut qu’infliger une blessure narcissique. Un système de pouvoir ne se limite pas à l’exercice d’un contrôle d’une instance qui surplombe la société et que la chute du régime évacue sans retour. L’autoritarisme s’insinue en profondeur dans le corps social. C’est d’autant plus fort en Tunisie que l’Etat a tenté d’encadrer l’ensemble des aspects de la vie sociale, qu’il a créé un corps d’intermédiaires dépositaires de l’autorité, qu’il a créé ainsi à toutes ses articulations avec la société, des rapports de soumission et de dépendance, propices à l’arbitraire et à la généralisation de la corruption.
Ce système a duré plus de 50 ans et il n’a cessé de développer ses dérives, jusqu’à permettre l’installation à la tête de l’Etat de clans parasites qui ont monopolisé le contrôle de ces pouvoirs d’intermédiation, notamment dans les secteurs le plus lucratifs. A cela s’ajoute que Ben Ali et ses clans n’offraient pas les signes de la respectabilité sociale : une coiffeuse, un policier sans naissance, des mafieux parvenus et sans culture.
Tant que le système permettait aux élites de reproduire leurs positions de pouvoir, il était plus ou moins accepté. Mais plus la dérive mafieuse était flagrante, plus la prédation économique touchait les élites économiques en place, plus les formes de la culture étaient dégradées, plus cette soumission à l’autorité, la part de concession au système nécessaire pour exister, plus profonde était la blessure narcissique.
• La déconnexion identitaire
Une autre forme de blessure s’est inscrite dans les mémoires, c’est le traumatisme identitaire dû à la perte des repères dans un rapport de domination, à l’évolution contrainte de la société imposée par l’Etat.
La domination ottomane (qui a instauré le dualisme doctrinal entre le malékisme local et le hanafisme d’Istanbul), puis le Protectorat (qui a importé le Droit français) ont introduit une hybridation des normes, en particulier des normes juridiques, induisant des effets de hiérarchisation sociale, d’inclusion et d’exclusion, et une forme de dépossession de soi.
Le réforme mise en œuvre par Habib Bourguiba a concilié les différentes références dans un système unifié capable de se substituer au système judiciaire français dans tous les domaines. Au-delà de l’aspect juridique, en se posant comme le « forgeron » d’une identité renouvelée, il tenté une synthèse des différents registres de référence. Il n’a pas hésité à réinterpréter les systèmes de normes dans une perspective conforme à son projet.
Néanmoins, malgré l’objectif d’émancipation et de développement, malgré le souci affiché de gradualisme et de pédagogie, cette œuvre de démiurge a brutalisé une partie du corps social. Comme l’a décrit Hélé Béji dans sa préface de 2013 à son ouvrage Désenchantement national : « la modernité en Tunisie a été immédiatement autoritaire, hiérarchique, répressive… ».
La volonté de Bourguiba de délégitimer, et même d’interdire les manifestations de la culture populaire considérées comme des entraves à l’idéal de modernisation, trop chargé de superstitions, d’attachement à la vie rurale, ont coupé la culture contemporaine d’une part de ses racines.
Le modernisme, les acquis législatifs au profit des femmes ont fini par devenir des éléments de langage en décalage avec la réalité sociale. La valorisation d’une catégorie d’intellectuels identifiés à ces valeurs présentables, à travers des positions de pouvoir académique, culturel, politique, des récompenses, un accès à la visibilité internationale pourvoyait des ressources légitimité à un pouvoir par ailleurs profondément archaïque et injuste dans sa manière de gouverner. Elle a fourni en retour une rente idéologiques aux bénéficiaires de ces privilèges.
L’émergence au grand jour des réalités sociales et la libération de la parole des secteurs refoulés de la société, depuis 2011, ont commencé à briser ces faux semblants. Mais la réconciliation de la société avec elle-même et son décloisonnement sont loin d’être achevés.
• La violence politique
L’exercice autoritaire et autocratique du pouvoir est indissociable de l’usage de la violence. Cela n’a pas été une dérive progressive du régime, mais une dimension immédiate et intrinsèque. La confusion du projet national, du récit national, de l’Etat, du parti, d’un dirigeant, et même de son égo est propice au culte et au mythe, et elle est inséparable de la violence d’Etat. Sans refaire tout l’historique de la répression politique, l’éviction des youssefistes (dont certains avaient pris les armes), la répression des nationalistes arabes, de l’extrême gauche, puis l’éradication des islamistes ont jalonné l’histoire politique tunisienne, et la dimension liberticide a structuré de plus en plus la relation du pouvoir à la société.
Cette mémoire a été inscrite d’abord dans les corps et les esprits par l’usage de la violence et de la torture. La puissance destructrice de cette mémoire est déterminée après coup par la trajectoire politique, l’évaluation retrospective de l’engagement, le rapport avec le pouvoir, la reconnaissance sociale, la réparation des conséquences matérielles de la répression.
La violence de l’Etat a également pris la forme de la marginalisation sociale. Dépossession foncière, exclusion de la fonction publique, blocage des carrières, ostracisation large et systématique (en particulier de l’entourage des militants islamistes), l’exil, ont eu des conséquences parfois dévastatrices sur les parcours de vie d’individus et de familles entières, que cette forme de violence ait été ou non accompagnée de violence physique. L’humiliation d’être mis au ban de la société, la privation du droit élémentaire de contribuer au devenir collectif est une épreuve tout aussi dévastatrice.
• Une injustice sociale structurelle
L’expérience de la violence et de la dégradation personnelle n’est pas liée uniquement à la répression politique. Elle concerne aussi la coercition due à une injustice sociale structurelle. La trame de la vie quotidienne des quartiers populaires est tissée d’histoires individuelles de confrontation au contrôle social. La législation anti-drogue, en particulier, permet aux forces de l’ordre de détenir un pouvoir quasi absolu sur les jeunes des quartiers « sensibles ». A cette violence directe, physique, s’ajoutent les conditions de vie dégradantes, l’absence de perspective, l’impuissance à transformer sa condition et à remplir un rôle social y compris dans la famille, les rapports humiliants avec l’administration…
Les formes de protestation sociale spectaculaires qui mettent le corps en scène – immolation, pendaison en public, lèvres cousues, etc – manifestent l’intensité de la souffrance ressentie et leur fréquence indiquent que l’on n’est pas devant une succession d’incidents, mais bien devant un problème collectif et structurel. Cette violence retournée contre soi vient de l’extérieur.
On a tendance à oublier qu’elle est à l’origine des soulèvement sociaux récurrents en Tunisie, dont le dernier a enclenché un processus qui a emporté le système politique. Le moins que l’on puisse dire c’est que la Révolution n’a guère apaisé cette souffrance là.
• La mémoire effacée des martyrs de la Révolution
Le soulèvement de l’hiver 2010-2011 est l’un des moments où la contestation sociale chronique s’enflamme et entre dans le champ politique, notamment parce qu’elle est investie par des militants syndicaux, des avocats… La répression de ce soulèvement des marges est donc à la croisée de la violence politique et de la violence sociale. La quasi-totalité des victimes des forces de l’ordre sont issues des régions intérieures et des quartiers populaires. Ce sang versé a baptisé la légitimité révolutionnaire, mais rapidement ces « martyrs » sont devenus encombrants politiquement, pour des raisons qu’il faut analyser par ailleurs. Mohamed Bouazizi a certes donné son nom à quelques boulevards, mais c’est aujourd’hui aux membres des forces de l’ordre, tombés dans les actions terroristes qu’on dresse des monuments. Cette substitution de légitimité contribue à répéter la marginalisation.
Ainsi au deuil, s’ajoutent non seulement la laborieuse prise en charge des blessés toujours dans le désarroi, mais le sentiment d’abandon, et pire la stigmatisation pour le coût excessif pour l’Etat des indemnités dans la bouche de représentants officiels.
• La domination patriarcale
La sphère familiale, la vie privée, le monde de l’entreprise sont aussi des champs où s’accumulent des expériences traumatisantes et une souffrance dont il n’est pas certain qu’elle se pense comme collective, notamment à l’encontre des femmes. Cette souffrance particulière, largement partagée mais maintenue bassa voce, peine à trouver les voies de son émergence comme problème collectif et donc politique. Largement occultée par les débats juridiques et idéologiques, l’infériorisation sociale des femmes les plus vulnérables reste une souffrance muette, sans date, ni figure.
La rédemption, une œuvre collective
Cet archipel de mémoires traumatiques est vaste, divers et inégalement exposé et reconnu. Comment soigner cette souffrance ? Comment éviter qu’elle ne se perpétue ? Au sortir du régime autoritaire, c’est probablement l’une des missions historiques que la société tunisienne peut s’assigner à elle-même.
C’est la vocation du processus de
justice transitionnelle, mais cantonné à une institution, placée dans le champ de forces des polarisations idéologiques et des transactions politiques, très limitée dans le temps et dans ces moyens,
elle ne peut pas se substituer à une mobilisation sociale et politique à la mesure du problème. On ne peut donc ici qu’esquisser quelques pistes.
Tout d’abord, il est évident que la réconciliation nationale promue par des formations politiques ou des institutions répond à
des nécessités immédiates. Mais il n’existe pas de raccourci dans le traitement des traumatismes, c’est un processus long. Le temps de la guérison collective et individuelle n’est pas le temps
politique.
La première condition est évidemment l’expression des traumatismes. Intuitivement, contrairement à ce qu’avancent certains acteurs politiques, l’expression des blessures infligées durant le passé, mais dont l’effet est toujours ressenti, n’attise pas la haine et la guerre civile. Les mémoires traumatiques dérangent surtout les logiques de compromis ou la reconduction des structures de violence. En revanche, le refoulement des traumatismes ne peut qu’entretenir un flux de ressentiment qui se transmet d’une génération à l’autre, s’ancre dans des postures psychologiques et sociales. Il entretient les fractures de la société. Il peut y avoir des périodes de latence dans leur expression, mais une occultation exigée dans un rapport de domination politique, économique et culturelle ne peut que miner à terme la paix civile.
La libération de la parole permet aujourd’hui à ceux qui ont le capital culturel suffisant de témoigner de leur expérience de la dictature. Même si elle reste encore tributaire des clivages idéologiques, cette expression tend à socialiser les vécus que la censure et la répression avaient cloisonnés, et permet de construire peu à peu une expérience historique collective.
La reconnaissance sociale, mais aussi institutionnelle de ces souffrances et des responsabilités est un autre pré-requis à une « guérison » et à la reformulation d’un récit national polyphonique et fédérateur.
Ce n’est plus d’un démiurge fasciné et fascinant par l’illusion de sa toute puissance, dont la Tunisie a besoin. Il n’est pas nécessaire de brutaliser encore une société épuisée dont le malaise est palpable. Plus qu’une nouvelle figure patriciale et castratrice, c’est d’un thérapeute dont la société post-dictature a besoin, de paroles qui aient l’audace de briser les murs, les croyances et les tabous qui enclavent les groupes dans leur histoire. Mais surtout, moins que d’un dirigeant éclairé, c’est d’un engagement collectif dans ce processus que peut venir la rédemption, de médiateurs capables d’accompagner des processus de transformations. Cet effort collectif, fermant le cycle de la confiscation du pouvoir, pourrait être en soi thérapeutique.
Quant à parler pour finir de « guérison », une guérison collective est-elle la somme des réhabilitations personnelles ? Ou bien un processus collectif de redéfinition du contrat social ? En tout cas, il est illusoire de croire qu’une blessure s’efface. C’est la relation au traumatisme qui peut évoluer. Si l’expérience de la souffrance semble enfin être porteuse d’un autre avenir, si elle prend un sens, si la part de soi perdue dans l’épreuve est compensée par la réalité ou du moins la perspective d’une réhabilitation et d’une transformation qui évite sa répétition, alors on échappe au désespoir. On peut faire le pari qu’en dépit des errances politiques du moment, de l’inertie des structures du passé, ce processus est en cours en Tunisie, malgré les turpitudes de l’entre-deux dans lequel le pays semble piégé. Rien ne garantit que l’expérience va réussir, mais il est bien trop tôt pour dire qu’elle a échoué.
ECONOMIE
GÉOGRAPHIE DE L’ÉCONOMIE CIRCULAIRE :
VERS LA FRANCOPHONIE
Jean-Claude Lévy
(10 sept. 2016)
Depuis quelques années l’Economie dite circulaire est devenue une sorte d’objet économique non identifié, dont le projet pourrait-être de remédier aux graves troubles pathologiques qui affectent l’environnement social, économique et écologique mondial. Ce dernier serait en prise aux limites d’une économie linéaire (c.a.d. principalement apte à produire, à consommer puis à jeter dans l’eau de son bain la plupart des bébés qu’elle contribue à produire. On peut en effet en d’autres termes se demander si à travers la crise d’un monde pathologiquement bipolaire d’Est en Ouest, il ne naîtrait pas, depuis le Sud profond, une multipolarité apte à formaliser, dans les Pays en développement et dans les pays pauvres les plus endettés, dans la maison de l’informel, une économie circulaire, non plus sauvagement compétitive ? Mais pour entrer dans cette maison-là, si l’on dispose des clés pour agir, l’économie circulaire ne saurait d’imposer du dehors, mais au contraire elle devra être observée, mesurée, barguignée, avec l’Etranger, de telle sorte qu’elle soit habitable pour tous. Et dans cette maison, le vaste dispositif de la francophonie, par nature a tout particulièrement du grain à moudre, s’il ne s’agit évidemment pas d’un moulin à vent et si l’on ne s’y rémunère pas en « monnaie de singe ».
La crise de 2008 a signalé que notre mode de production, de consommation et d’échanges ne saurait indéfiniment croître sans dommage, à partir d’une bande géographique d’Ouest en Est, de Vancouver à Vladivostok. En témoigne l’inaptitude macroéconomique de cette zone géographique « occidentale », relativement homogène, à surmonter la crise plus ou moins persistante de sa propre croissance, tandis que cette croissance-là est affectée par une économie informelle non négligeable. Cette dernière ne peut être évaluée, notamment dans les secteurs industriels, à travers des données et des indicateurs bien repérables. Celles et ceux qui existent sont souvent approximatifs. Par exemple, premièrement en France, 13 % de entreprises auraient recours au travail noir dans le BTP, 12 % dans les hôtels en 2012, 17 % des entreprises y auraient recours en Rhône-Alpes, Franche-Comté, Bourgogne (cf. Les Échos, 29 juillet 2014). Dans cette perspective, il n’est pas abusif d’écrire qu’en dehors de cette zone Est/Ouest de pays relativement développés, c’est une économie noire, informelle, incompressible, auto-organisée, statistiquement assez insaisissable, qui fait vivre vraisemblablement, sans qu’on sache très bien comment, plus de 50 % des habitants de la planète. Au-delà des pays développés, c’est alors un truisme de dire que l’économie informelle est un mode de production, de consommation et d’échange non seulement courant mais encore normal, sinon normalisé (à tout le moins traditionnel) : par exemple aujourd’hui selon l’AFD, au Cameroun 80 % de l’emploi est informel !
Tout cela indique en conséquence les limites de la gestion macroéconomique d’un monde devenu largement multipolaire. Le modèle macroéconomique de développement élaboré dans les pays développés, voire dans les pays émergents avancés − Chine, Inde, Amérique latine −, sauf à considérer béatement les choses, ne paraît pas très apte à être répliqué, ni a fortiori à résoudre la crise qui perdure depuis 2008, avec ses avatars climatiques, migratoires ou guerriers ! Et tous les forums mondiaux du développement durable, notamment de Cop21 à Habitat III en passant très bientôt à Cop22 à Marrakech, ne peuvent qu’inlassablement en témoigner, en relation avec la transition maintenant en route depuis un monde Est/West entendu alors comme pathologiquement « bipolaire » vers une planète véritablement multipolaire, sont on peut espérer que la diversité y favorisera au moins une respiration plus aisée : lorsque Barack Obama et Xi Jinping paraphent de concert les décision ce Cop 21 cela va symboliquement dans cette direction.
Quoi qu’il en soit, le XXe siècle, comme le précédent, a vécu. Il est à présent perceptible que les contractions de l’emploi, la xénophobie, les révoltes ethniques, qui adviennent d’une façon cumulative depuis le début du XXIe siècle, et le développement inégal, qui lui-même s’accroît dans tous les continents, nous font savoir, d’une façon de plus en plus explicite, que la gestion macroéconomique de la planète cornaquée par les pays développés est en panne, y compris pour ce qui est aujourd’hui de la « green » économie. La multipolarité est irréversible. Il n’y a pas de modèle économique ou politique qui serait de droit imposable à sa réalité. La voie chinoise elle-même n’impose pas idéologiquement son « économie socialiste de marché » contre le « capitalisme » : c’est d’abord, nécessairement et en priorité pour réduire le risque d’un développement inégal et vertigineux qu’elle paraît l’avoir choisie, afin de maîtriser son développement écologique, social et culturel. Et nulle société, nul individu, en n’importe quel lieu, ne saurait avoir l’âme exclusivement assujettie au dollar ou au yuan.
C’est pourquoi l’alternative de coopération préconisée dans le monde entier, en faveur d’une économie circulaire, pour réguler les formes compétitives des marchés plutôt que de s’y soumettre, répond alors, à une sorte crise sociale, existentielle, ontologique du point de vue des individus qui l’affrontent, autant qu’à une crise économique, d’autant qu’il y a de par le monde − occidental ou non −, un certain nombre d’expérimentations effectives, dont on peut par ailleurs mesurer les effets.
« L’économie circulaire pourrait alors être conceptuellement entendue, par principe, comme une dynamique des territoires, en tant que processus intégratif, alternatif, de solidarité et de proximité, applicable à tous les « acteurs » et à tous niveaux d’organisation socio-économiques et écologiques, avec l’objectif de développer des dynamiques technologiques et politiques, d’écologie industrielle, d’éco-conception, de fonctionnalité, etc. » Cela signifie, simultanément, « une aptitude à maîtriser la production énergétique, à réduire, à recycler et à réutiliser les flux-matière solides, gazeux, organiques et inorganiques, dans le cadre de politiques socio-économiques, territoriales, planifiées et appropriées, sous l’égide d’un maître d’ouvrage souverain, concernant notamment le foncier urbain et rural ».
En témoigne l’ouvrage « Des Clés pour agir », fruit d’un effort commun de l’Institut de l’économie circulaire et de Greencross. Cet ouvrage de 25 pages illustrées vient de paraître aux Éditions We Demain* et traite de l’aptitude des élus locaux à faire de l’hypothèse de l’économie circulaire un enjeu pour leurs actions extérieures en direction des Pays en développement (PED), des pays des moins avancés (PMA), des pays pauvres très endettés (PPTE). Il est modeste, mais navigue au long cours, notamment vers l’Afrique, le Sénégal, le Québec, la Nouvelle-Calédonie, la Chine. Il parcourt l’ensemble des dynamiques « intégratives » de l’économie circulaire (écologie industrielle, éco-conception, économie de fonctionnalité, etc.), en 10 brefs chapitres, vers une transition écologique annoncée pour le XXIe siècle, pour répondre à la crise énergétique, écologique, économique et sociale qui persiste depuis huit ans. Le tout est de favoriser l'intégration des dynamiques envisagées à « l’espace-temps » des territoires, à leur l’intérêt bien compris et surtout à celui de leurs habitants, notamment à travers des solidarités locales, économiques et nécessairement sociales (l’ethno-sociologie étant ici une connaissance obligatoire).
Mais, sous peine de rester une notion académique inconsistante, la notion − le concept ? − d’économie circulaire devra très nécessairement être précisée en termes de R & D, sous forme de recherches/actions territorialisées à visée comparative, d’une façon interdisciplinaire et intersectorielle, d’abord en direction d’espaces expérimentaux spécifiques, appartenant à 4 ou 5 collectivités jumelées, au plus près des systèmes de production locaux (SPL). Il ne saurait ici s’agir, évidemment, d’y chercher un modèle reproductible comme par miracle. Mais l’originalité française représenterait alors une opportunité incontestable pour que, grâce à la langue, tout un réseau francophone d’initiatives particulières conduise à produire un système lisible par tous et cohérent, partant de la diversité. À cet effet, dans le champ de la francophonie et des 5 000 coopérations décentralisées qui y sont regroupées, de surcroît associées à la Commission nationale de la coopération décentralisée (CNCD), il y aurait regret à penser que 4 ou 5 d’entre elles ne soient pas disponibles.
Bien au-delà des pays développés, sur la route multipolaire d’Habitat III et de Cop 22, bien après 2017, l’horizon de l’économie circulaire viserait alors à constituer un vecteur nouveau de développement intégré, sur de nombreux territoires diversifiés, pour changer à terme notre mode de production, de consommation et d’échanges.
* J.C. Lévy (sous la direction de) : Economie circulaire et coopération décentralisée : des clés pour agir, ouvrage coll. avec V. Aurez, D. Corre, N. Imbert Editions WE Demain, Greencross 2016, Issy les Moulineaux (01 40 95 57 00)
TRUMP
L’HISTOIRE SE REPETE EN FARCE
Christine de Lailhacar
Je m’appelle Karl Marx et j’ai plus de raisons que quiconque d’être surpris par la nouvelle Révolution Américaine.
Bon, ce qui reste est ma notion de la lutte des classes. Mais quelles classes? Tout est par dessus-par- dessous.
Après la victoire du super-capitaliste américain comme porte-parole du “peuple”, je me sens trahi par ceux-là mêmes à qui j’avais dédié ma vie, les exploités que j’appelais à s’unir avec leurs frères ouvriers de tous les pays dans la lutte contre la superstructure autant idéologique que matérielle.
Lors de la campagne électorale, grâce à l’ubiquité de l’esprit et son immunité contre l’épaisse pollution de charbon, je me suis rendu dans un pub du “Rust Belt” où les gars, à grande consommation de bière, regardaient la télé, les têtes hochant en approbation.
“Elle est une menteuse qui ment, je vous le dis. Oui, une menteuse qui ment. Avec sa bouche et avec ses e-mails, meme classés! Elle est copine-cochonne de tous les gros légumes de Wall Street. Les Démocrates manipulent en secret aux dépens de vous, les exclus, pour que les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres.”
“Voilà! Exactement! Il dit les choses comme ells sont. Il parle comme nous, sans chichi. Il sait aussi qu’un homme sans fusil n’est pas un homme. Moi, si on me prend mon fusil, je tire.”
“Oui, on dirait un type bien de chez nous qui nous comprend et qui va finir avec tous ces chicanes qui nous embêtent dans nos usines, notre gagne-pain, à cause de ce canular chinois de changement du climat.”
“Et dans nos fermes alors! Que comprennent ces city slickers à l’élevage des cochons? Tu ‘respectes’et ‘aimes’ ta truie, toi?”
Gros rires.
“Non, mais la gonzesse, la première dame, je me la taperais bien.”
“Vous qui travaillez et qui payez vos impôts, on s’en fout de vous. Au Mid-West, coeur du pays , au Rust Belt, aux frontiers du Sud, vous perdez vos jobs sous l’invasion sauvage des Mexicains qui violent vos filles et volent vos smartphones. Les usines qui vous ont employés rouillent ici et renaissent en Chine…”
"Oui, le type a raison, des Mexicains il faut s'en debarrasser, mais surtout des Arabes. Un Arabe, ca croit a l'Islam parce qu'il est musulman et un musulman c'est un terroriste. Y en a marre chez nous".
“On va finir par perdre notre maison, notre bagnole, notre culotte, à cause de cette peste cajolée par nos dirigeants bien-pensants .”
Mon Dieu! Ah, non, je ne peux invoquer Dieu, ayant dit que la religion est l’opium du people. Enfin, pourquoi pas ne pas droguer un peu le Bible Belt déjá acquis par la position anti-avortement. Mais qu’est devenue mon Internationale et où est mon Proletariat?
L’esprit se déplace encore plus vite que les jets et les hélicoptères vers les héliports sur les toits des édifices Trump-ceci, Trump-celà à travers la nation. Le 9 novembre je me suis donc offert une excursion au Central Park de Manhattan, endroit représentatif de l’Amérique urbaine, aisée, éduquée, libérale au sens américain, c.à.d. “progressiste”, ‘Limousine socialists.’ Les propriétaires de chiens parmi eux se réunissent chaque matin avant l’heure de la laisse obligatoire, sortant d édifices comme…Trump International ou le fameux no. 15 Central Park West ou le Plaza.
Contrastant avec les ébats joyeux des chiens, les maîtres semblaient des chiens battus, tête en berne. Ils ne sont plus maîtres de leur destin.
“Shellshocked! C’est la catastrophe.Il faut une révolution, changer la Constitution. Non seulement abolir le 2ème Amendment, le droit au port d’arme, mais substituer le College Electoral! Si on avait simplement compté les voix des individus, Hillary aurait gagné de haute main.”
“Xenophobe, raciste, porn-sexiste…”
“Cette brute va détruire la planète avec son festival de drilling, fracking, de déboisement , d’extinction des espèces. Le Donald a décidé de nommer à la tête de Agence pour la Protection de l’Environnement le PDG d’une compagnie pétrolière, le renard comme gardien du poulailler. Cela devientI l’Agence de la Protection des Pollueurs. Il a promis de sortir des Accords de Paris de décembre dernier.”
“Et encore, s’il s’agissait seulement de la planète! Nos idéaux, notre culture, notre tradition de l’hospitalité, toutes nos valeurs volent en éclat.”
“Tout doit être abaissé au niveau de ces Hillbillies, du blue-collar camionneur. Voilà la nouvelle superstructure!”
Superstructure.Tiens, ils m’ont lu. Evidemment, ici ce sont pour la plupart des intellectuels, ou prétendus inellectuels, de gauche don’t l’idéolgie fait ses accommodements avec leurs hedge funds et paradis fiscaux parmi les reptiles de Caiman Islands.
Somme toute, je ne suis pas trop fâché. N’ai-je pas toujours souscrit à l’appel de mon compariote et contemporain allemand, Friedrich Nietzsche, à la
Révaluation de toutes les valeurs?
Suivant le conseil de mon compatriote Martin Luther – non pas King, mais l’original—“man muss dem Volk aufs Maul schauen” (il faut être attentf à la gueule de la populace), je me suis baladé deux blocs vers Fifth Avenue devan t Trump Tower, résidence new-yorkaise du president élu. Seul un être immateriel – sans materialisme dialectique pouvait s’y frayer un chemin à travers ce pandemonium de camions de police, de sirènes, d’hélicoptères qui ne maîtrisaient pas les foules délirantes de joie aux prises avec des manifestants aussi agressifs que des couples de badauds entre eux. Une petite bande de Français expatriés tâchait d’enjamber le bloquage policier de Fifth Avenue et de ses rues adjacentes pour se réunir dans leur bistrot habituel , La Bonne Soupe. Ils étaient sévèrement repoussés.
“Ah, tu vois? Ca commence déjà, l’état policier!
“Tu as voté Hillary? Je te casse la gueule”.
“Inviter la famille de ta soeur à Thanksgiving? Pas question. Les salauds ont voté Trump. Je ne leur parlerai plus jamais “.
“Oui, c’est la victoire du white trash, de la basse classe blanche”. “Quoi?! Tu veux dire par ça que seuls les Noirs peuvent être des ordures?”
Je vois: L’Histoire qui revient en farce n’est même pas la Révolution Américaine, mais la Guerre Civile.
Note du scribe:
La précédante est une letter non-autorisée d’outre-tombe de mon compatriote rhénan Karl qui me pardonnera de la publier.